lundi 16 juillet 2012

Lettre à mon père

Enfant, c’est l’amour fou ou l’amour tendre. En tout cas l’amour. L’adolescence arrive, et souvent c’est le rejet, les reproches, le mépris plus ou moins affiché. « S’opposer à son père est un phénomène banal, car inévitable pour se construire, explique le pédopsychiatreMarcel Rufo. C’est une étape dans le processus de filiation. » Et après ? Dans certains cas, l’opposition demeurera, parce que fondée sur des faits tangibles : une violence, des abus qui ne pourront être pardonnés. Mais, généralement, le regard porté sur le père s’adoucit. C’est, selon le pédopsychiatre, le destin du processus de filiation : celui-ci « n’est abouti que lorsque l’on parvient à accepter les défauts de son père ; quand on finit par assumer ses travers, on devient son fi ls ou sa fi lle ». Mais quand, alors ? « Ce travail se poursuit au-delà de sa mort ; il est même rendu plus aisé dans ces conditions. »
Les textes qui suivent en sont témoins : les trois écrivains qui ont rédigé ces lettres sont orphelins de père. Chez les autres, « la pudeur empêche les déclarations d’amour, poursuit Marcel Rufo. Et tant mieux ! Il n’y a pas lieu de s’épancher dans des déclarations : cette relation n’est pas là pour ça ». Le pédopsychiatre va jusqu’à affirmer que, d’après sa clinique, « ce qui fait le plus de ravages chez les jeunes, c’est le père séducteur », celui qui cherche à être aimé – et, si possible, à se l’entendre dire. Et puis, à quoi bon les mots ? « Dans une relation épanouie entre une fille ou un fils et son père, les gestes, les regards, les attentions en disent assez long sur l’amour qu’ils se portent. » Tout le reste serait littérature.

Cher papa... par Colombe Schneck

Cher papa,

Cher papa... par Clémence Boulouque

Cher papa,
J’aime l’idée que tu aies eu raison et que je comprenne, à mesure, seule, combien et pourquoi. Comme un film désynchronisé, j’entends souvent ta voix qui flotte sur les images de ma mémoire. Il n’est rien de plus important que la présomption d’innocence, me disais-tu. Tu confiais parfois des pensées à voix haute, comme si tu pensais que je comprenais. Ou comme si tu étais conscient de devoir distiller des leçons au plus vite, car tes jours étaient comptés. Vingt et un ans que tu es parti*. Parce que tu es mort, en apparence, de ton plein gré, dans ta pleine jeunesse, un soupçon pèse sur moi et sur tant de nous qui partageons des passés fendus de douleurs magistrales. Comme si les failles étaient des gouffres où moi et mes frères et sœurs orphelins serions forcément engloutis. La résilience qu’évoque Boris Cyrulnik m’a servi d’armure, de caution intellectuelle, de preuve : aimer la vie, en faire une perpétuelle découverte, œuvrer sans répit pour mettre ses déceptions échec et mat n’est pas un mensonge auquel on finit par croire mais un mode d’être. Avoir connu l’âpreté des larmes vous invite à les tenir à distance. Mais l’obstination qu’ont certains à entendre des larmes dans les rires, à vous assigner à votre passé, et uniquement à sa tristesse, me frappe encore trop souvent. Celui qui juge se rassure, évidemment. Des verdicts hâtifs sont les havres de ceux que la douleur effraie. Ne savent-ils pas qu’il faut la regarder en face pour s’en libérer ? Je ne suis pas, nous ne sommes pas réductibles ou assignés au malheur qui nous a frappés. Ce serait, sinon, une double peine. Personne ne devrait payer, en petites coupures, ses blessures dans le regard des autres. Imaginer et souhaiter de toute force une âme sereine en l’autre, pour l’autre et aussi pour soi : j’ai envie de croire que c’était aussi cela cette présomption d’innocence que tu m’invitais à ne jamais oublier. J’aime que tu aies eu raison, oui, et que résonnent en moi des bribes que je tente d’éclaircir, qui disent combien ton absence n’est qu’un chapitre, une modulation de ta présence. Et que, chaque jour, chaque joie, nous en soient témoins.

Cher papa... par Yves Simon

Cher papa,
Tu avais raison d’être celui que tu étais. Tu ne fus pas le voyageur que j’aurais adoré imaginer, ce qui t’aurait permis de nous écrire à maman et à moi, puisque jamais tu ne quittas les Vosges, où nous vivions. Tu ne connus ni la mer ni l’océan, et nous, jamais ton écriture au dos d’une carte postale de mimosas. Pourtant tu possédais un laissez-passer permanent qui te donnait le droit de circuler gratuitement sur tout le réseau des chemins de fer de France : tu étais cheminot à la SNCF, « La Compagnie » comme tu l’appelais, comme si ce fut une multinationale anonyme. Sache qu’aujourd’hui, en contradiction avec le titre que je t’ai choisi [Un homme ordinaire, ndlr], on me dit de toute part : « Il fut extraordinaire ce père à qui tu ne ressemblais pas, mais qui fut ta matrice afin que tu deviennes ce que tu es devenu. » Oui, tu m’as aimé au-delà de tout, tu as confectionné jour après jour, caresse après caresse, baiser après baiser, cette paroi de soie amoureuse, invisible, qui me protégea ma vie entière contre les médiocrités et les virus de l’existence qui anéantissent ceux qui n’ont pas eu à recevoir un amour tel que le tien. J’avais 20 ans lorsque tu disparus. Il me fallut un long morceau de vie pour te rendre l’hommage que je te devais, toi le père que je regardais du haut d’une adolescence arrogante et sans concession, afin que dans les gazettes et magazines de France on écrive enfin ton nom, André Simon, sans périphrase du genre « le père de l’auteur ». Et ce fut notre plus grand bonheur, à ma mère et à moi, de voir ainsi nommé l’homme ordinaire d’un temps ancien dont je m’étais mis à proclamer la grandeur.

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